Ce billet fait suite à deux premiers billets publiés il y a déjà quelques jours. Pour les lire, vous pouvez cliquer sur les liens suivants (billet 1, billet 2).
Dans les premiers billets, je présentais la réputation comme un succédané pour une information parfaite, complète et pertinente, mais une information qui n'est malheureusement pas à notre disposition pour prendre une décision ou porter un jugement au moment nécessaire.
Le billet d'aujourd'hui présente quelques moments de l'histoire au cours desquels la réputation a joué un rôle important. Chacun d'entre nous garde en tête plusieurs de ces faits historiques. Je vais donc essayer ici de vous surprendre en évoquant trois courtes histoires. J'ai sélectionné ces histoires pour ce qu'elles nous apprennent sur le concept de réputation.
Première histoire : en 2005, Barry Marshall et Robin Warren reçoivent le prix Nobel de médecine. Pourtant leurs travaux n'avaient reçu aucun intérêt de la part de la communauté médicale lors de leur publication en 1980. En effet quelle crédibilité pouvait-on accorder à l'article deux jeunes praticiens hospitaliers et qui portait sur un sujet relativement éloigné de leur champ de compétence ? Par ailleurs, dans cet article ils montraient que les ulcères gastriques étaient très probablement d'origine bactérienne. Il s'agissait d'une hypothèse qui tranchait alors avec les hypothèses communément admises dans l'étiologie des ulcères gastriques. Autant dire que leurs travaux furent reçus avec un profond dédain. Comment les travaux de deux médecins hospitaliers, dans l'occurrence des non-chercheurs, pourraient-ils donc s'avérer d'un quelconque intérêt ? Le caractère particulièrement innovant de leurs travaux les plaçait dans la catégorie Science-Fiction. Et pourtant leur article répondait à tous les critères de la plus haute qualité scientifique. Les lecteurs pouvaient s'en assurer en effectuant une lecture attentive de leur article. Petit hôpital, petite revue, etc., d'autres indices ne plaidaient pas en leur faveur.
Cette courte histoire souligne que pour former un jugement une personne repose souvent sur un stéréotype, c'est-à-dire sur une représentation que l'on se fait sur un groupe en faisant abstraction des particularités des individus dont on cherche à apprécier la qualité. Les stéréotypes souvent des emprunts sociaux. On le sait bien : « Les agriculteurs sont ... », « La grande distribution est ... », « Les enseignants sont tous ... » Cela même, si l'on n’a jamais été au contact d'un agriculteur, jamais travaillé chez un distributeur ou pour l'un de ses partenaires commerciaux, etc.
On peut tirer plusieurs conclusions de cette première histoire. La réputation est à l'évidence un actif partagé par une communauté d'entités similaires. La réputation de la communauté est extrapolée sur les entités spécifiques qui la composent, même si l'on sait que chacune des entités est singulière. Certains faits sont occultés. Ainsi, on pourrait reconnaitre une certaine forme d'éloignement des standards de leur communauté à deux médecins qui publient un article scientifique dans une revue médicale où habituellement seulement des chercheurs exposent leurs travaux. Dans cette compétition entre indices, on peut penser que seuls ceux qui confirment un présupposé sont pris en considération. Le corollaire est que la gestion de cet actif partagé incombe implicitement à tous les membres de la communauté. Le comportement de certains peut être préjudiciable à la réputation de la communauté et de chacun de ses membres.
Seconde histoire : John Akerlof a reçu le prix Nobel d'économie en 2001. Une de ses publications les plus connues est son article de 1970 intitulé « Market for lemons. » Dans cet article il modélise et explique l'intérêt de vieux dictons comme celui de Gresham (vers 1550) selon lequel « la mauvaise monnaie chasse la bonne monnaie ! » Autrefois, la valeur monétaire d'une pièce de monnaie était équivalant à sa valeur métal. Un marc de 122 g d'or avait une valeur équivalant à la valeur marchande de 122 g d'or. Une pièce était donc de la mauvaise monnaie si son poids ou son contenu était altéré par rapport à la norme en vigueur (poids, pureté minérale). Dans un marché, l'offre est souvent constituée de produits de grande qualité (les pêches ou le bon argent) et de produits de médiocre qualité (les citrons ou le mauvais argent). Il est souvent difficile pour les usagers ou les consommateurs qui ne sont pas des spécialistes de discriminer entre les bons produits et les mauvais produits. Dans ce cas là, dès lors que la proportion de produits de qualité médiocre dépasse un certain seuil, alors les usagers ou les consommateurs n'acceptent plus de prendre de risque. À savoir, de recevoir de la mauvaise monnaie qu'il ne pourrait pas éventuellement échanger contre des biens ultérieurement ou d'acheter un produit de médiocre qualité qu'un fournisseur proposerait au niveau de prix d'un produit de qualité supérieure. On est en mesure d'observer aujourd'hui ce comportement chez les commerçants qui refusent des coupures d'un montant élevé. Certaines d'entre elles sont, parait-il des contrefaçons !
Cette histoire suggère aussi quelques conclusions intéressantes. Comme dans la première histoire, on constate que la réputation est un actif partagé et qu'il affecte sans discernement et également toutes les entités dont on ne peut déterminer la qualité, quels soient des pêches ou des citrons ? Notons que, dans ces conditions, c'est l'ensemble du marché qui est touché, qu'il est en risque de ne plus fonctionner du tout.
Notons également qu'une rumeur suffit dans ces conditions pour bloquer le marché. Il suffit de faire courir de la rumeur que certaines coupures de 100 € sont des contrefaçons pour qu'un comportement de précaution s'active vis-à-vis de toutes coupures de ce montant. Il n'est pas nécessaire que cette rumeur soit véridique, il suffit qu'elle soit crédible.
Comment discerner entre les bons et les mauvais produits ? C'est le rôle central des labels de qualité et des agences de notation (lesquelles sont si souvent décriées). Le néophyte, qui ne peut lui-même faire la différence entre les bons produits et les mauvais produits, se repose sur des indicateurs de qualité, comme des labels de qualité, ou l'avis de tiers. Ceux-ci peuvent être des entreprises qui référencent le produit comme les distributeurs ou des ouvrages de référence comme des guides tels que le guide Hachette des vins. Mais que le label manque de crédibilité, que le distributeur soit négligent dans le choix des produits qu'il référence ou que l'agence de notation ou le guide propose de classement douteux, alors leur (mauvaise) réputation affecte tous les produits sous leur responsabilité.
Cette observation suggère que la réputation peut passer de l'organisme qui garantit la qualité au produit. Par ailleurs, un restaurateur qui est réputé pour la qualité de ses vins peut espéré retirer un bénéfice de cette réputation comme il peut bénéficier de la bonne réputation d'un vin en particulier. La transmission de la réputation peut donc s'effectuer dans les deux sens du vendeur vers le produit et du produit vers le vendeur.
Troisième histoire : Sam Walton avait l'habitude de dire que pour réussir dans la vie il fallait souvent « nager à contre-courant. » [>Rule 10: Swim upstream. Go the other way. Ignore the conventional wisdom. If everybody is doing it one way, there's a good chance you can find your niche by going in exactly the opposite direction.] Sam Walton est le fondateur de Walmart le premier distributeur alimentaire au monde (440 milliards de dollars de chiffre d'affaires, 2,2 millions de collaborateurs, plus de 10 000 magasins sous 65 enseignes dans 27 pays). Il faut savoir qu'au moment d'implanter son premier magasin, les responsables des enseignes concurrentes pensaient qu'il n'était pas profitable d'installer un magasin général dans une petite ville. Sam Walton découvrit que les fondations de cette règle ancienne manquaient de substance. Il décida donc d'installer un magasin dans une petite ville et celui-ci rencontra un vif succès. La petite histoire nous apprend que les responsables des enseignes concurrentes pensaient toujours qu'il n'était pas profitable d'installer un magasin dans des petites villes alors que Sam Walton ouvrit, toujours avec beaucoup de succès, son 100e magasin dans une petite ville et qu'entre eux ils prophétisaient la fin de son entreprise Walmart. Mais, c'est la réaction que les boutiquiers avaient eue des années auparavant en prédisant la mort du magasin « Le bon marché », le premier libre service et probablement l'inventeur du discount.
À mon avis, cette histoire nous apprend trois choses.
- La réputation porte aussi sur des principes, des règles de gestion.
- La réputation peut perdurer sur une longue période même si elle est erronée. Elle perdurera d'autant plus longtemps que la communauté auprès de laquelle elle exerce son influence continue à la véhiculer.
- On peut éventuellement tirer un bénéfice d'une réputation erronée. Il est nécessaire pour cela de s'assurer qu'une réputation est erronée et ensuite d'adopter une position contraire à celle adoptée par les croyants. Certains acheteurs recherchent les produits « décotés », mais dont la qualité n'est pas à remettre en question. Par exemple, les tablettes HP qui ont été retirées du marché sont considérées par les experts comme d'excellente qualité... mais leur prix n'est qu'une fraction de celle du fameux iPad (ce fait constitue probablement une rumeur). Vous pourrez également observer les bénéfices de ce comportement en regardant un film intitulé le stratège.
Ces trois petites histoires montrent combien lorsque l'on est confronté à des situations d'asymétrie de l'information, la réputation est importante. Elle peut jouer dans les deux sens, en faveur ou en défaveur d'une personne ou d'un produit. Elle est assurée par plusieurs mécanismes : label, agence de notation, référencement, etc. dont la réputation devient à son tour alors particulièrement importante pour assurer la réputation des produits concernés.
Pour donner à penser à mes lecteurs, voici une petite étude de cas et un dilemme. Souvent, les professions sont régies par des ordres (l'ordre des pharmaciens, des médecins, des avocats, etc.) ou des associations professionnelles. Parfois, certains membres s'engagent dans des pratiques qui pourraient être considérées du point de vue des usagers comme problématique. Dans ce cas-là, que doivent faire les organismes ordinaux ? Faut-il punir les membres dont les pratiques pourraient être considérées comme problématique et alors jeter le discrédit sur la profession en révélant ces pratiques ? Dans ce cas, les instances ordinales conservent une bonne réputation auprès du public et des instances gouvernementales. Faut-il, au contraire, être souple avec ces comportements tant qu'ils ne sont pas ouvertement incompatibles avec les lois de la république et donc les couvrir implicitement ? Les instances ordinales risquent alors de perdre leur réputation !
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