L'enjeu est d'autant plus grand que favoriser l'accès aux
fruits et légumes est un objectif de santé publique compte tenu de l'effet
bénéfique des fruits et des légumes pour la santé. Habituellement, la
consommation d'un produit augmente lorsque les prix baissent. Habituellement !
Mais, est-ce bien toujours le cas ? Est-ce le cas pour les populations à risque,
c'est-à-dire pour les consommateurs qui, compte tenu de leurs données
anthropomorphiques et physiologiques, auraient le plus besoin d'augmenter leur
consommation de fruits et de légumes ? Est-ce aussi le cas pour des ménages avec
de faibles revenus ? En 2009, France Caillavet et Véronique Nichele, de l'INRA, avaient
montré que la sensibilité aux prix de ces deux segments de consommateurs était
plutôt forte pour les légumes et faibles pour les fruits frais -- les personnes
les plus favorisées semblent par contre bien répondre aux baisses des prix des
fruits frais. Les modes de consommation évoluant particulièrement lentement, on
peut considérer que leurs résultats sont toujours valables en 2012. Leur étude
englobait également le comportement des consommateurs vis-à-vis de produits,
dont le profil nutritionnel moins correct. En substance, elles concluaient leur
étude sur la sensibilité de la consommation au prix ainsi :
- une politique de taxation des produits les moins corrects sur le plan nutritionnel a un intérêt limité. La réponse à l'augmentation de prix est trop faible pour produire un effet sur la santé des personnes cibles.
- Subventionner la consommation des fruits et légumes des foyers aux faibles revenus ou des consommateurs qui souffrent de surpoids offre un intérêt potentiel pour la santé.
Nos propres investigations sur le sujet montrent qu'une
véritable barrière psychologique s'est formée dans l'esprit de nombreux
consommateurs qui considèrent que les fruits sont toujours trop chers... (Ces
travaux sont présentés dans un cahier 12 de perspectives alimentaire intitulé : "Trop cher, mais est-ce bien uniquement une question de prix ?" Il est disponible en
version électronique sur simple demande par mail à fourcadet@essec.edu ). Cette idée reste
fortement ancrée dans l'esprit des consommateurs. Cette représentation, parfois
autobiographique, parfois empruntée à la rumeur médiatique, mais qui n'est pas toujours en relation avec le prix, empêche très
probablement certains des consommateurs de fréquenter les étals.... Puisqu'ils pensent
que « les fruits sont toujours trop chers pour eux ! », ils n'observent plus, sauf en de
très rares occasions, les offres du marché. Autrement dit, même si les prix
baissent (il existe déjà des initiatives pour proposer des fruits et des légumes
à 1 € / kg existent chez de nombreux distributeurs), il est probable que ces
consommateurs ne s'en rendront pas même pas compte.
Ce phénomène est similaire à celui auquel l'ESSEC s'est attaqué il y a maintenant quelques années avec le programme PQPM (PourQuoi Pas Moi ?) dont l'un des objectifs est de combattre certains préjugés tel que « les études supérieures ne sont pas à ma portée ». Comme dans le cas des études supérieures, il m’apparaît également judicieux de répéter à loisir (et de le démontrer) que l'on peut souvent trouver de bons fruits (et aussi de bons légumes) à des prix très abordables pour toutes les bourses. Le message du MODEF renforce les croyances de ceux qui pensent que les fruits sont, de toute manière, trop chers en montrant du doigt la distribution et son effet est donc sur cet aspect contre-productif.
Ce phénomène est similaire à celui auquel l'ESSEC s'est attaqué il y a maintenant quelques années avec le programme PQPM (PourQuoi Pas Moi ?) dont l'un des objectifs est de combattre certains préjugés tel que « les études supérieures ne sont pas à ma portée ». Comme dans le cas des études supérieures, il m’apparaît également judicieux de répéter à loisir (et de le démontrer) que l'on peut souvent trouver de bons fruits (et aussi de bons légumes) à des prix très abordables pour toutes les bourses. Le message du MODEF renforce les croyances de ceux qui pensent que les fruits sont, de toute manière, trop chers en montrant du doigt la distribution et son effet est donc sur cet aspect contre-productif.
Mais, si les prix ne sont pas rémunérateurs pour les
agriculteurs et s'ils sont trop élevés pour les consommateurs, il doit bien y
avoir une raison. Le MODEF montre du doigt la grande distribution : celle-ci
impose des prix bas à ses fournisseurs et elle se goinfre ainsi avec des marges
exorbitantes ! Ces marges seraient si importantes qu'elles permettraient ni de
rémunérer correctement les producteurs ni d'offrir aux consommateurs l'accès à
des produits de qualité à des prix satisfaisants. Les représentants du MODEF
mentionnent des marges effectivement importantes entre les prix de vente aux
consommateurs, observés dans les magasins, et les prix payés aux
agriculteurs.
Comme tous les ans, la FCD (Fédération des entreprises du
commerce et de la distribution) s'attache à rappeler la réalité des chiffres du
rayon fruits et légumes. Cette année, la FCD indiquait sur son site internet
(dans un article publié le 22 août 2012) que les marges (nettes) des enseignes
de la distribution étaient en moyenne
négatives (-0.74 %) pour les fruits et les légumes.
Il est difficile pour le consommateur de faire la part
des choses ; entre les propos de sympathiques agriculteurs qui crient « au vol »
et qui semblent a priori être du côté des consommateurs ; et ceux de la grande
distribution qui ne peut pas se permettre de mentir sur propre son site internet
! En fait, les deux parties pourraient, en dehors des jugements de valeur, bien
avoir raison, car il y a marge et marge ! Essayons ici une tentative pour
réconcilier ces deux visions. Elles semblent cependant a priori difficiles à
concilier.
Si l'on considère la filière des pêches et nectarines, un
fruit qui commence sa longue marche vers le consommateur dans un verger,
possiblement à proximité de Saint-Gilles dans le Gard. Sa longue marche se
terminera peut-être quelques jours plus tard dans l'assiette d'une sympathique
consommatrice du Pas de Calais. Pour y parvenir, outre le producteur et le
distributeur, d'autres acteurs vont intervenir. Juste après la cueillette, le
fruit passera dans les mains des expéditeurs — conditionneurs qui procèdent à
différentes opérations dites techniques. Elles consistent à préparer les fruits
pour leur permettre de voyager dans de bonnes conditions. Car c'est plus de 1000
kilomètres que cette nectarine devra parcourir pour rejoindre la table du Pas de
Calais. Le résultat de leur travail est visible sous la forme des plateaux
composés de produits propres, calibrés et à une température appropriée.
Certaines opérations techniques sont particulièrement délicates. Il est fréquent
que la température du fruit dans le verger dépasse les 30 °C lors de la
cueillette. Il convient de réduire la température de plusieurs dizaines de
degrés afin de réduire la vitesse de maturation naturelle qui est affectée par
la température. À cette étape, il faudra limiter la condensation d'eau sur la
peau du fruit qui est elle propice au développement de micro-organismes. Toutes
ces manipulations doivent être effectuées avec une grande douceur afin de ne pas
abîmer les fruits. Outre ces opérations techniques, les expéditeurs se chargent
de vendre et d'expédier les produits aux distributeurs. Toutes ces opérations
engagent des coûts.
Entre la plateforme de l'expéditeur et celle du
distributeur, les fruits parcourent plusieurs centaines de kilomètres. Il faudra
bien payer le transport. Si l'on ne s'intéresse qu'aux dépenses effectuées par
tous les acteurs de la filière française des pêches et nectarines, elles se
répartissent entre les trois principaux acteurs approximativement de la manière
suivante :
- Les producteurs engagent environ 40 % des coûts totaux.
- Les conditionneurs — expéditeurs engagent environ 30 % des coûts totaux.
- Les distributeurs engagent environ 30 % des coûts totaux.
Comme les conditionneurs — expéditeurs, les distributeurs
engagent aussi des coûts. Les produits doivent être stockés dans des zones à
température contrôlée ; ils doivent être envoyés de la plateforme logistique du
distributeur vers les magasins : cela engage des coûts de manutention et de
transports. Dans les magasins, ils sont mis dans les rayons, puis ils passent en
caisse. Le distributeur doit payer les loyers des magasins, les dépenses
énergétiques et les salaires des employés. Par ailleurs, une partie des pêches
et des nectarines ne seront jamais vendues par le magasin pour différentes
raisons (méventes ou altérations). Cela représente une perte pour le magasin qui
est inhérente à ses activités de libre service. Cette perte affecte la marge
nette moyenne du distributeur.
Les coûts engagés par les producteurs sont également conséquents et ils ne peuvent souvent pas être réduits : engrais, irrigation, traitement divers des sols et des arbres, taille et ramassage, etc.
Les coûts engagés par les producteurs sont également conséquents et ils ne peuvent souvent pas être réduits : engrais, irrigation, traitement divers des sols et des arbres, taille et ramassage, etc.
Comment peut-on concilier les visions des producteurs du MODEF et celles des distributeurs ? Les producteurs regardent la marge commerciale globale. Celle-ci est la différence entre le prix de vente aux consommateurs (le prix en rayon) et les prix auxquels ils seront eux rémunérés. On peut observer des différences très substantielles entre ces deux valeurs. Cela peut donner l'impression que les intermédiaires gagnent très bien leur vie. Mais, les intermédiaires doivent également rémunérer leurs employés et payer leurs factures. C'est ainsi que les distributeurs pensent en termes de marge nette. Celle-ci est la marge commerciale du distributeur (Prix de vente moins prix d'achat) de laquelle il faut déduire tous les coûts (à l'exclusion bien sûr du prix d'achat). Il faut également noter que le prix d'achat des distributeurs n'est généralement pas le prix payé aux agriculteurs. La différence entre les deux est constituée par les dépenses afférentes aux opérations des conditionneurs — expéditeurs et par leur marge. Si l'on prend en considération tous les éléments, il n'est alors pas difficile de réconcilier les deux visions. Les deux histoires ne sont que deux éclairages d'une même histoire.
Une autre critique que l'on adresse souvent aux
distributeurs (comme aux pétroliers par ailleurs) est de ne pas répercuter les
baisses des prix d'achat des produits pour les consommateurs et d'être prompte à
répercuter les hausses de prix. Ici aussi, l'accusation n'est pas fondée. Les
courbes des prix de vente à la consommation et à l'expédition sont strictement
parallèles. Autrement dit, la marge commerciale des distributeurs ne change pas
que leurs prix d'achat soient élevés ou faibles. Certes, on peut observer, çà et
là, des disparités par rapport à cette affirmation qui sont liées à des
processus d'ajustement mineurs et temporaires. Une marge constante quel que soit les prix d'achat indique que les distributeurs ne disposent pas d'un pouvoir de marché. Le diagramme ci-dessous montre que la marge commerciale du distributeur peut varier selon qu'il est seul à opérer face à des très nombreuses fermes ou au contraire que les distributeurs soient très nombreux. Cette dernière situation correspond à celle d'une absence de pouvoir de faire baisser les prix d'achat.
(Les données du graphique sont issues d'une simulation ) |
Sur le graphique ci-dessus, le prix à l'expédition est représenté sur l'axe des X et la marge commerciale du distributeur est représentée en ordonnée. La marge commerciale est la différence entre le prix de vente aux consommateurs et le prix d'achat à l'expéditeur.
Si l'on parvient bien à expliquer cette différence substantielle d'éclairage, il n'en reste pas moins que la situation n'est pas bonne sur le plan économique, ni pour les uns, ni pour les autres. Cette situation n'est pas durablement soutenable ni pour les producteurs, ni pour les distributeurs. Elle n'est pas socialement désirable parce qu'elle n'améliore pas le sort des consommateurs les plus exposés au problème de santé et ceux qui disposent de faibles revenus.
Autrement dit, les dépenses de la filière vers des tiers sont aujourd'hui trop importantes pour assurer à la fois des prix bas pour tous les consommateurs et des rémunérations suffisantes pour tous les acteurs. Les filières françaises des fruits et légumes sont véritablement en danger, entre des consommateurs qui ne sont plus en mesure de dépenser plus pour acheter des fruits et des légumes, des coûts de main-d'oeuvre importants et des importations très concurrentielles.
Quelles pistes peut-on envisager ? Il en existe
plusieurs. Elles ne sont pas sans défauts. Par ailleurs, offrent-elles des
perspectives durables ?
Une première voie consiste à explorer la piste des coûts
de la main-d'oeuvre qui représentent plus de 50 % des coûts totaux de la
filière. On trouvera des informations sur les salaires agricoles dans les
différents pays européens sur le site
agri-info.eu. Si l'on considère que les salaires sont le reflet des coûts de
la vie, des salaires faibles ne sont envisageables que pour des travailleurs
saisonniers en provenance des pays avec un coût de la vie très faible. Cela
conduit à rémunérer les travailleurs nationaux à un niveau et les travailleurs
étrangers à un autre niveau ou bien encore à ajuster les rémunérations de tous
sur le salaire le plus compétitif. En France, cette solution n'est pas socialement
acceptable.
Une seconde piste consiste à améliorer la productivité de la main-d'oeuvre agricole en faisant des investissements adéquats -- voir les billets sur la robotique agricole et en repensant la totalité du processus pour réduire l'usage de la main d'oeuvre. Cette seconde piste n'est pas socialement désirable en période de chômage élevé. À cet argument, certains producteurs nous rappelleraient qu'il n'est souvent pas possible de trouver des personnes pour le ramassage des fruits même si le salaire payé est concurrentiel. Il ne s'agit plus alors de remplacer une main-d'oeuvre couteuse par une machine plus rentable, mais de compenser son indisponibilité.
Une seconde piste consiste à améliorer la productivité de la main-d'oeuvre agricole en faisant des investissements adéquats -- voir les billets sur la robotique agricole et en repensant la totalité du processus pour réduire l'usage de la main d'oeuvre. Cette seconde piste n'est pas socialement désirable en période de chômage élevé. À cet argument, certains producteurs nous rappelleraient qu'il n'est souvent pas possible de trouver des personnes pour le ramassage des fruits même si le salaire payé est concurrentiel. Il ne s'agit plus alors de remplacer une main-d'oeuvre couteuse par une machine plus rentable, mais de compenser son indisponibilité.
Une seconde voie consiste à faire la chasse à tous les
manques d'efficience. Nous évoquions récemment les 120 milliards d'euros de
pertes entre le champ et la fourchette. Les données de la Fédération du Commerce
et de la Distribution (FCD) nous apprennent que 8 % des prix des distributeurs
sont imputables à des pertes. Nous évoquions dans le même billet les initiatives
de certains distributeurs pour réduire les pertes tout en augmentant la
satisfaction de leurs consommateurs. En revisitant leur politique vis-à-vis des
produits périssables, une chaine de 500 magasins américaine a réalisé un gain de
100 millions de dollars par an. Pour cela, elle avait abandonné certains dogmes
du merchandising. Outre les pertes, une autre piste d'efficience pourrait se
trouver dans l'optimisation logistique. Il apparaît surprenant parfois de faire
parcourir des milliers de kilomètres à un produit alors que le consommateur (le
magasin) et le producteur ne sont effectivement voisins que de quelques dizaines
de kilomètres.
Finalement, faciliter l'accès aux fruits et légumes à des
prix abordables pour les personnes qui disposent de revenus insuffisants peut se
faire, sans affecter le prix du marché, par l'intermédiaire de subventions
spécifiques.
La réaction du MODEF, même si elle peut apparaître
injuste à l'encontre des distributeurs, n'en est pas moins le témoignage d'un
constat dramatique auquel les données sur les marges des distributeurs de la FCD
viennent donner un contour encore plus négatif. Attention, les filières des fruits
et légumes pourraient bien être en danger !
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